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Le cri du projectionniste le soir au-dessus des gens

Le cri du projectionniste le soir au-dessus des gens

Canicule mortelle

Publié par Le Projectionniste

Catégories : #Nouvelle

Canicule mortelle

Sous l’effet de la chaleur les couleurs avaient chaviré, on ne pouvait plus différencier le vert du rouge, ni le jaune du bleu. Le paysage ressemblait à un ancien film en Technicolor dont la pellicule fatiguée ne parvenait plus à surprendre le cinéphile amateur de grands espaces. Soit le directeur de la photo était daltonien, soit la bobine avait traîné aux archives pendant des décennies. Tout était recouvert par le voile d’une vilaine teinte sépia. Les arbres, les murets, les près, les champs de maïs, l’asphalte, tout était jaunâtre. Le ciel et l’horizon, dévorés par un souffle bouillant, ondulaient sur l’écran, pisseux comme un vieux drap, qu’un flou peu artistique rendait irréel.

Ben cligna des yeux. Les gouttes de transpiration dégoulinaient de son front et brûlaient sa cornée. Il s’appuya machinalement sur la carrosserie de la voiture mais regretta aussitôt son geste. Impossible de toucher la tôle chauffée à blanc, le capot de la Golf s’était transformé en plancha où l’on aurait pu faire frire des œufs.

Ben réajusta sa casquette, repoussa de l’index les lunettes de soleil qui glissaient sur l’arête de son nez ruisselant. Il poursuivit l’état des lieux en vérifiant la présence de l’arme dans l’étui de ceinture placé dans son dos. Le Smith et Wesson 38 Spécial était toujours là, délicatement calé au creux de ses reins. Rassuré, il respira un grand bol d’air brûlant, et, l’espace de quelques secondes, se sentit presque invincible. Il sourit. Le presque avait son importance, il nuançait le court moment d’euphorie, le sentiment de puissance, pour ne pas dire l’état second, qui habite invariablement le possesseur d’une arme à feu.

Ben repensa à un proverbe chinois qu’il aimait bien : L’expérience est une lanterne allumée que l’on porte au bout d’un bâton et qui éclaire le chemin parcouru. Il interprétait le proverbe à sa façon, il avait de l’expérience à revendre et portait son salut dans le dos afin d’éclaircir la route à parcourir. Le trajet qui l’avait amené jusqu’ici, dans la fournaise, était balisé de corps froids et décomposés. Il semait les cadavres sans jamais avoir envie de retourner sur ses pas.

Au tout début, guidé uniquement par l’appât du gain, fasciné par la violence d’une vie imprévisible, il exerçait son art sans états d’âme, libre et sans attaches.

Aujourd’hui, la haine l’habitait, un haine nourrie par un désir de vengeance qui lui broyait les entrailles. On l’avait dépouillé d’un bien précieux, un trésor que rien ni personne ne pourrait lui rendre. Cette semaine de bonheur resterait gravée dans sa mémoire, bien au-delà de la mort.

Ben avait garé la Golf bien en vue, à découvert, car il préférait ne pas servir de cible dans un endroit trop encaissé, comme le creux d’un vallon par exemple. Attendre au beau milieu d’une plaine était encore le meilleur moyen de survivre en compliquant le travail du tireur d’élite payé pour vous descendre. Les champs de maïs étaient faméliques, sous l’effet de la canicule les plants ne dépassaient pas soixante centimètres, ce qui rendait impossible la dissimulation d’un ou plusieurs tueurs de taille normale.

Ben sourit à nouveau. il imagina l’Organisation embauchant des enfants de sept ou huit ans, ou des nains, pour une mission suicidaire à caractère agricole. Les petits assassins passaient sous la toise du Recruteur avant de décrocher leur C.D.A, contrat à durée aléatoire. Ensuite l’armée de nabots se déployait dans les maïs rachitiques, le flingue pointé vers l’épilogue d’une carrière probablement trop courte.

Ben sortit de sa torpeur, son sourire s’effaça aussitôt. L’Organisation était capable de tout pour arriver à ses fins, il le savait, il avait travaillé pour elle en respectant le cahier des charges. L’Organisation, entreprise au savoir-faire reconnu, respectait toujours le contrat signé avec le client. Elle employait tous les moyens pour éliminer les indésirables, la mort par balle étant la plus rapide, la moins douloureuse, souvent choisie par celui qui ne voulait pas être pris vivant. Mourir vite était un privilège, une option pour échapper aux pulsions sadiques de certains salariés de l’Organisation. Elle n’avait pas eu cette chance.

Une décharge douloureuse traversa la poitrine de Ben. Le corps ratatiné et sanglant, méconnaissable, hantait ses nuits sans sommeil et ses journées sans repos. Surtout ne jamais oublier que l’Organisation pouvait tuer les proches pour nous faire souffrir davantage. Un oubli que Ben ne se pardonnait pas.

Ben passa la langue sur sa lèvre supérieure, elle avait un goût de chips tellement elle était salée. Il secoua la tête pour faire tomber la goutte de sueur qui pendait au bout de son nez. Il était en train de fondre, grillé par le soleil, mais il ne voulait pas rester dans la voiture car la climatisation le rendait malade. La sagesse populaire voulait que les salauds brûlent en Enfer, Ben avait un coup d’avance sur le destin : il mijotait déjà dans le chaudron du Diable.

Le non-respect d’une règle anodine provoque parfois de terribles réactions en chaîne. Surtout quand on est un tueur à gages. Petites causes, grands effets. Ben ne prenait jamais d’auto-stoppeuses. Ce jour-là elle monta dans sa voiture et s’incrusta dans sa vie. Pour toujours. Si cette histoire était un roman d’amour, on pourrait disserter à l’infini sur les raisons qui le poussèrent à ouvrir sa portière, et son cœur, à la charmante frimousse d’une gamine de dix-neuf ans.

La silhouette fluette, mais débordante de féminité, avait intrigué Ben. Les jambes et la taille étaient fines mais la poitrine promettait beaucoup, les seins avaient visiblement besoin d’indépendance, comme s’ils étaient fâchés avec le reste du corps. La jeune fille ne portait presque rien sur elle. Mais le presque avait, là aussi, son importance. Un short en jean hyper court, un débardeur minuscule qui s’arrêtait bien au-dessus du nombril et une paire de tongs orange.

Il gara la Golf sur le bas-côté, intrigué par cette apparition. Il se pencha pour ouvrir la portière du passager.

Le visage était d’une beauté bouleversante, ses contours et ses détails frôlaient la perfection. Quelques mèches blondes, accrochées à d’interminables cils, encadraient un regard vert comme la peau d’un lézard. La bouche, abricot mur délicatement fendu par le milieu, s’entrouvrit sur un charmant clavier de porcelaine dont l’alignement parfait aurait découragé un prothésiste dentaire consciencieux.

Il marmonna la phrase banale de circonstance :

– Vous allez loin, mademoiselle ?

Le sourire le frappa en pleine poitrine. Une douleur lointaine et délicieuse titilla son poumon.

– Mende. Mais vous pouvez juste m’avancer un peu, ce sera déjà super.

Ben avait pris sa décision depuis longtemps. Il voulait faire un bout de chemin avec elle, mais il fit semblant de réfléchir pendant une fraction de seconde.

– Je vous en prie, montez, je vais à Mende, ça tombe bien.

Elle posa son sac sur le siège arrière et prit place près de Ben. Elle tendit son bras, recouvert d’un léger duvet blond et terminé par une main fine aux ongles peints en vert. Le même vert que ses yeux.

– Merci. Je m’appelle Suzie.

Troublé, Ben saisit la petite main. La peau de Suzie était fraîche et douce.

– Benjamin. Ravi de vous aider.

Tout avait commencé comme ça, une semaine plus tôt.

 

La canicule poursuivait son travail de sape. Malgré l’absence totale de vent, la pointe des maïs semblait se courber comme sous l’effet d’un fer à friser. Les insectes, radar en panne, perdaient leur trajectoire et se percutaient en bourdonnant. Le goudron retrouvait son état liquide, transformé en chewing-gum malodorant. La résine coulait le long des poteaux télégraphiques, laissant une traînée noirâtre et gluante.

Ben était plongé dans ses pensées depuis près de deux heures, les sens en éveil mais la tête ailleurs. Sa concentration extrême, acquise au fil des années et des missions à hauts risques, lui permettait de s’évader par l’esprit tout en restant vigilant. En bon prédateur, Ben trompait son monde. Il avait l’air de dormir les yeux ouverts, grand saurien somnolant au bord du marigot, prêt à jaillir pour tuer sa proie.

 

Le premier matin, Ben et Suzie avaient paressé au lit jusqu’à midi, fatigués par les étreintes, heureux d’être ensemble. Suzie parlait beaucoup. De sa vie réelle, de sa vie future, de sa vie rêvée. Ses mots ne lassaient jamais Ben, il aurait pu l’écouter pendant des heures, ébloui par le mouvement de ses lèvres. Il la regardait rire, encore et encore, juste pour admirer ses dents magnifiques. Il buvait ses paroles même si, quelquefois, il n’en comprenait pas le sens. Pour Ben c’était trop. Trop de sincérité, trop de gentillesse, dans ces phrases chuchotées au creux de l’oreille. Trop de bonheur, trop d’amour, dans ces baisers légers comme une aile de papillon. Ben était un minimaliste des sentiments, adepte du juste assez, voire du trop peu. Mais c’était avant sa rencontre avec Suzie. Une seule nuit avait suffit pour le changer.

Le troisième jour, Ben déposait les armes et rompait les ponts avec l’Organisation. Le coup de fil au Recruteur avait été bref.

– J’arrête, j’en ai marre.

– Très bien. C’est noté.

Ben fut surpris par la facilité avec laquelle l’Organisation acceptait sa démission. Une simple formalité. Peut-être que la main d’œuvre ne manquait pas et que son remplacement ne posait pas problème ? La voix du Recruteur n’avait montré aucun signe de colère ou de dépit. Ben n’avait plus que Suzie en tête, il tourna la page en vitesse pour se blottir dans ses bras.

 

La fournaise augmentait d’intensité, Ben baignait dans son jus, le bouton sur thermostat huit. Il s’imagina en poule gros sel. On plaçait l’animal dans une grosse gamelle, on remplissait de sel, on posait le couvercle et toc, le tour était joué, la chaleur du four faisait le reste. Mais Ben ne voulait pas se laisser manger aussi facilement. Le Recruteur allait tomber sur un os.

 

La maison était cachée au fond des bois. Par la fenêtre de la chambre, on entendait couler la rivière. Les merles servaient de réveil-matin au couple d’amoureux. Quelquefois le staccato du pic-vert ou le coassement des grenouilles complétaient l’illustration sonore. Ben avait acheté la bâtisse pour qu’elle serve de planque, mais la présence de Suzie la transforma en refuge douillet.

Au matin du sixième jour, Ben revenait du hameau voisin. Il avait plaisanté avec l’épicière, une paysanne aux joues rouges, reconvertie dans le commerce et ravie de discuter avec un gars de la ville comme elle disait. Ben avait le cœur léger et le moral au beau fixe. Après avoir vidé le coffre de la Golf, il s’avança vers la maison, les bras chargés de victuailles.

Quand il arriva sur le seuil, son instinct de chasseur se réveilla d’un coup. Ben connaissait ce silence épais, cette atmosphère étrange où les âmes mortes incommodent celles qui vivent encore. Un frisson glacé passa le long de sa colonne. Il hurla :

– Suzie. SUZIE

Ben avait compris que Suzie ne répondrait plus jamais. Il jeta ses colis à terre, prit l’arme qu’il avait dissimulée derrière une commode et se précipita dans les escaliers qui menaient à l’étage.

Suzie n’était plus Suzie. Elle portait un affreux masque pourpre d’où jaillissaient, intactes, ses beaux yeux verts. Le tueur lui avait découpé le visage, puis il avait retiré lentement la peau, sans abîmer ses orbites écarquillées par la terreur. Avant de s’en aller, il avait étranglé sa victime, mettant fin à un interminable calvaire.

Le cri de Ben se répercuta dans la vallée. Les oiseaux s’envolèrent, les grenouilles se turent. Pendant des heures, on n’entendit plus que le bruit de la rivière et les sanglots de l’homme blessé.

Le soleil était au zénith quand les gens de l’Organisation se manifestèrent. Ben ne broncha pas. La chaleur atteignait son point culminant. Météo France ne prévoyait aucune baisse des températures avant deux jours. La vengeance de Ben n’allait pas se manger froide.

Les trois voitures se garèrent tout autour de la Golf de Ben. Le Recruteur était à l’intérieur d’une Mercedes avec chauffeur. Il regarda Ben en secouant la tête, d’un air vaguement désolé.

Ben sourit. Il devrait être rapide, très rapide, pour ne pas être abattu avant d’avoir fait le geste répété une multitude de fois.

Lentement, Ben réajusta sa casquette, repoussa de l’index les lunettes de soleil qui glissaient sur l’arête de son nez ruisselant puis, d’un geste vif, glissa sa main dans son dos et appuya sur le bouton de la télécommande.

La Golf fut projetée dans le ciel, crevant le drap pisseux recouvrant la plaine. Un splendide éclair orange raviva le Technicolor aux tons moroses. Les trois autres véhicules furent satellisés en une fraction de seconde. L’Organisation allait devoir recruter un nouveau Recruteur. L’onde de choc creusa un cratère assez profond pour garer une moissonneuse-batteuse. Une odeur de fête foraine, mélange de poudre et de pop-corn se propagea dans l’air.

L’explosion ravagea presque un hectare de maïs. Mais le presque n’avait plus aucune importance.

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