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Le cri du projectionniste le soir au-dessus des gens

Le cri du projectionniste le soir au-dessus des gens

Le facteur est toujours à l'heure

Publié par Le Projectionniste

Catégories : #Nouvelle

Coup de chapeau au Facteur sonne toujours deux fois de Jim Thompson

Coup de chapeau au Facteur sonne toujours deux fois de Jim Thompson

Un horloger en blouse grise nettoie sa vitrine avec une peau de chamois. Je déambule dans les rues du vieux Lyon, l’esprit plongé dans une torpeur malsaine. Je suis à jeun depuis trois jours. L’odeur du saucisson me ramène à la vie. Mon estomac, qui fait autant de bruit qu’un millier de grenouilles en rut, ne résiste pas à l’appel de la cochonnaille. Le saucisson chaud avec des patates c’est le caviar du Lyonnais. J’entre dans le restaurant pour demander un verre d’eau et un petit quelque chose à grignoter.

C’est un bouchon, comme on dit entre Rhône et Saône, une gargote de trente mètres carrés avec une banquette en skaï rouge le long du mur et des tables serrées les unes contre les autres. Les clients, dont les coudes se touchent au moindre mouvement, s’empiffrent dans un brouhaha chaleureux, nullement gênés par le manque d’espace. Le patron me regarde. Deux petits yeux porcins encadrent son nez violacé. Trapu, le visage rond, une calvitie bien avancée, il donne de l’air à Jean Carmet, le gentil poivrot du cinéma français. Quand il s’approche de moi je crois qu’il va me foutre dehors mais sa voix me rassure. C’est un brave type. Il me dit :

— Tu cherches du boulot ?

Je comprends illico que l’affiche que j’ai entr’aperçue sur la porte n’est pas le menu du jour, c’est une annonce du genre Cherche serveur. Bien qu’affamé je n’ai aucune envie de trouver du travail. Je suis sur le point de faire demi-tour pour mettre un terme au quiproquo quand la patronne me frôle.

Son parfum de femme mélange avec bonheur le fumet des aisselles, l’eau de toilette bon marché et l’andouillette sauce beaujolais qu’elle brandit à bout de bras. Quand je la regarde, mon bas ventre se met à tambouriner. La fringale n’est que la partie visible de mon iceberg, une abstinence sexuelle de plusieurs mois se planque dans le sous-sol de mes entrailles mortifiées.

Cette femme est d’une incroyable banalité avec sa blouse tachée de gras, ses bas filés et ses cheveux en bataille, mais elle est resplendissante. Son visage est sans grâce, ni vraiment beau, ni complètement laid, cependant une particularité m’attire. La bouche est en attente, elle semble crier Embrasse-moi. Les lèvres avancent, roses comme du jambon, demandeuses d’une douceur dont elles sont peut-être privées. La silhouette est parfaite. Même camouflé sous le vêtement de travail crasseux, le corps charnu promet de belles randonnées dans les pleins et les déliés de cette belle plante. Les sous-vêtements, dont le relief apparaît quand elle se penche au-dessus des tables, donnent une idée précise de leur contenu. Les seins toisent fièrement la clientèle sans jamais baisser la garde. Le balancement des fesses est confondant de naturel, régulier comme une pendule, un roulis magnifique qui vous met le cœur à l’heure. Malgré cette attitude qui se veut discrète, les hommes ne détachent pas leurs regards de ce derrière hypnotique qui mérite qu’on s’y arrête pour faire une pause.

Je réponds :

— Oui, je suis libre tout de suite si vous voulez.

Le patron m’a à la bonne. Il me dit :

— Super, tu commences demain.

Il s’appelle Nicolas et son épouse Coralie. Elle a vingt ans de moins que lui.

 

Nicolas est monté se reposer avant le coup de feu du soir. Je fais la plonge quand la porte de la cuisine se referme derrière moi. Je me retourne. Elle est nue. Elle saute sur ma braguette et me prend dans sa bouche sans aucune sommation. Pendant deux ou trois secondes j’ai peur qu’elle me dévore mais l’appréhension se change vite en plaisir.

Coralie débarrasse la table de cuisine d’un revers de main. Les verres et les assiettes font un boucan d’enfer en se fracassant sur le carrelage. Elle me jette sur la table sans ménagement. Les miettes, réduites en panure, craquent sous mon poids. Elle s’encastre sur moi et me chevauche avec l’ardeur du jockey qui court le Grand Prix d’Amérique. En passant la ligne d’arrivée elle crie si fort qu’on doit l’entendre jusqu’à la presqu’île.

Un moment après je sens ses lèvres se faufiler près de mon oreille. Elle me dit :

— Il est sourd.

Je me marre. Elle rajoute :

— Débarrasse-moi de lui.

Mon sourire se fige. J’ai bien entendu mais je préfére jouer au con.

— Tu veux divorcer ?

Elle me mord le lobe de l’oreille jusqu’au sang. Je sens monter une nouvelle érection.

— Non, je veux qu’on le tue.

Elle m’enfourche pour faire un nouveau tour de manège. Mon ventre explose, je perds les pédales, je la traite de putain et je me vide jusqu’à la moelle dans sa chair brûlante.

Je gémis quand elle me mange la lèvre.

— Débarrasse-moi de ce salaud.

Je m’entends lui dire :

— D’accord.

 

Le dimanche après-midi, tout Lyonnais qui se respecte fait sa promenade au parc de la Tête d’Or. Nicolas ne déroge pas à la règle, il ferme le restaurant vers seize heures pour aller prendre son bol d’air hebdomadaire. Coralie lui donne le bras et me regarde d’un air désintéressé. Il me tape dans le dos en riant.

— Allez, viens avec nous, on va voir les singes.

Je fais semblant de refuser. Nicolas insiste :

— Viens, on boira un demi au chalet du Parc.

J’accepte l’invitation. Nicolas ne sait pas qu’il va mourir aujourd’hui.

 

La barque est plus lourde qu’un chalutier, je me casse le dos à ramer comme un galérien. Coralie et Nicolas sont assis face à moi. Il est heureux et plaisante sans cesse. Elle est tendue, blanche comme un linge. Dans le sillage de l’embarcation, des canards s’ébrouent dans l’eau verte du lac. Nicolas s’endort, comme prévu. Je secoue légèrement la barque de gauche à droite. D’un seul coup son corps bascule. Coralie le pousse tout en feignant de s’accrocher à lui. Nicolas tombe à l’eau sans bruit, je dirais même avec un certain panache. L’eau froide associée à la salade de pied de veau qu’il s’est envoyée au repas ne lui laisse aucune chance. Il coule à pic. Nous attendons deux bonnes minutes. Quand la dernière bulle vient crever la surface, nous plongeons tous les deux en faisant mine de secourir Nicolas qui est déjà mort. Sous l’eau, Coralie m’embrasse à pleine bouche, comme pour me remercier du travail accompli. Nous regagnons la berge en demandant de l’aide. Les promeneurs s’agglutinent autour de nous avant que deux policiers ne viennent fendre la foule.

C’est terminé, dans quelques heures j’aurai Coralie pour moi tout seul.

 

Un inspecteur tatillon m’inflige un interrogatoire dépourvu de gentillesse. Il me soupçonne mais il n’a aucune preuve, ni aucun témoin. Je lui déballe la version des faits soigneusement concoctée depuis des semaines. Coralie, de son côté, joue la même partition, les larmes en plus.

Notre première nuit de liberté est un feu d’artifice. Nous faisons l’amour dans toutes les pièces de l’appartement. Le bouquet final a lieu dans le lit conjugal. Coralie me lèche, se retourne, pose les genoux sur l’oreiller de son défunt mari et se penche en s’agrippant aux montants. Son cul s’ouvre comme un fruit mûr dénoyauté. Je m’enfonce dans le détroit menant au cœur des ténèbres, happé par ce mystérieux trou noir qui m’engloutit sans espoir de retour.

Je suis passé du statut de bon à rien à celui de patron en deux temps trois mouvements. Un vrai modèle d’ascension sociale fulgurante. Coralie a touché l’assurance-vie, je l’ai épousée. Je me pince tous les matins pour être sûr de ne pas vivre un rêve. Pas de conscience chagrine, aucun remords. Tout a été si facile que je regrette de ne pas avoir commencé ma carrière criminelle plus tôt, ça m’aurait évité bien des désagréments. Evidemment, en tant qu’ancien branleur patenté, je trouve les journées de boulot harassantes. Mais les nuits sont grandioses. Une femme qui se donne sans retenue est un baume qui guérit les courbatures.

Je bouquine un magazine féminin aux toilettes quand, soudain, je suis plongé dans le noir. Je me lève du trône en bougonnant, j’ai horreur de l’imprévu quand je pose ma pêche. J’actionne le disjoncteur. La lumière revient mais un silence anormal règne dans la maison. J’entre dans la salle de bains et je découvre le corps de Coralie. Elle semble flotter dans la baignoire. Les yeux sont exorbités, la langue est pendante, les lèvres toutes pâles. Ses seins affleurent à la surface, les mamelons comme deux nénuphars fanés. Elle est morte. La petite lampe de chevet que nous posons sur une tablette est tombée dans l’eau.

 

L’inspecteur ne croit pas à l’électrocution. Il tatillonne et prolonge ma garde à vue en espérant me faire craquer. Mais je n’ai rien à avouer. Je suis effondré, anéanti, j’ai tout perdu.

Dernier interrogatoire de routine. Ils vont être obligés de me relâcher. Un agent en uniforme entre et pose un courrier sur le bureau. L’inspecteur observe l’enveloppe, la retourne, et l’ouvre. Elle contient deux feuilles qu’il lit attentivement. Puis il me dit d’un ton sarcastique :

— C’est un courrier de votre épouse.

J’ai le souffle coupé.

— Co…comment ?

— Pour être précis c’est un courrier de son notaire. Il a joint une lettre de votre épouse qu’il ne doit m’envoyer qu’en cas de mort accidentelle de sa cliente.

Je bredouille :

— Mais…

— Voulez-vous savoir de quoi il s’agit ?

Son faciès victorieux est révélateur. Il est urgent que je me taise.

Je proteste mollement :

— Je suis innocent.

— Peut-être. Vous n’êtes ni assez intelligent, ni assez riche pour échapper à votre destin. Personne n’a jamais prétendu que la justice était parfaite.

 

On m’a raccourci les cheveux derrière puis échancré le col de ma chemise. J’ai bu un verre de rhum et fumé deux cigarettes. J’ai refusé l’entretien avec l’aumônier. Les pieds entravés, les mains liées derrière le dos, j’avance à petits pas vers la guillotine dressée dans la cour de la prison Saint-Paul. On m’attache sur la planche. Je bascule dans le néant. Ma dernière pensée est pour elle.

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